Lecture de : Charles-Philippe Courtois, Lionel Groulx. Le penseur le plus influent de l'histoire du Québec, Montréal, éditions de l'homme, 2017 (584 p).
Cinquante ans après la mort de Lionel Groulx (1878-1967), voici que paraît enfin la première véritable biographie consacrée au célèbre chanoine, dont la pensée a profondément marqué le Québec depuis un siècle. Si le sous-titre de cet ouvrage peut sembler a priori quelque peu sujet à caution, il apparaît en définitive parfaitement justifié eu égard au rôle prépondérant que l'abbé Groulx a joué en tant que professeur, historien, romancier, conférencier et aussi en tant qu’homme public s'apparentant pour une frange importante de son « petit peuple » à la figure de guide et d'éveilleur. Au moment de son décès, Claude Ryan, par exemple, n’a pas hésité à reconnaître en lui « le père spirituel du Québec moderne » (Le Devoir, 24 mai 1967) ; quant au sociologue Jean-Charles Falardeau, il a pu écrire : « Il reste que l'abbé Groulx a été, lui, le Canadien français qui a eu le plus d'influence sur le plus grand nombre de ses compatriotes, directement ou indirectement, pendant plus d'un demi-siècle, laissant loin derrière lui Henri Bourassa et même Olivar Asselin... » (lettre adressée à François-Albert Angers, citée dans L'Action nationale, juin 1968, p. 841). Dans « Le maître de prose », extrait du même numéro de L'Action nationale, Jean Marcel ajoute pour sa part : « Qui donc autant que lui nous aura fait rêver et agir à la fois ? » (p. 995). D’où l’utilité, voire la nécessité, d’une telle biographie.
L'œuvre tout entière de Groulx a été une œuvre affirmative, une œuvre de combat contre ce péril, la mort, l'assimilation, la disparition de ce petit peuple canadien-français. Or qui peut dire que, mutatis mutandis, ces questions ne seront pas d'actualité au XXIe siècle ? Connaître un peu mieux la vie de Lionel Groulx et les débats de son temps, c'est donc une des meilleures avenues pour comprendre le Québec et le devenir du peuple québécois. (Charles-Philippe Courtois, Lionel Groulx, éditions de l'homme, p. 17)
Pour mener à bien son entreprise biographique qui couvre les 89 années d'une existence particulièrement bien remplie, Charles-Philippe Courtois a compulsé l'ensemble des textes de Groulx et réuni une riche documentation, dont témoignent les nombreuses notes à la fin de chaque chapitre. Comment expliquer cependant l'absence en fin de volume d’une bibliographie, lacune incompréhensible dans un ouvrage de cette envergure et à ce point rigoureux ? Une liste des publications de Groulx aurait elle aussi été extrêmement utile afin de mieux se retrouver dans une production surabondante s'étalant de 1912 (Une croisade d'adolescents) à 1967 (Constantes de vie), et même jusqu'en 1993, si l'on tient compte des textes posthumes (Mes Mémoires, le Journal et la correspondance).
Cela dit, et en dépit de cette réserve, il convient de souligner la qualité du travail de Courtois, qui retrace le parcours fascinant de ce fils de paysans doté d'une capacité de travail hors du commun, au franc parler et dont le caractère entier se manifeste très tôt. L'auteur montre bien les différentes facettes d'un être complexe : sa découverte enthousiaste de Montalembert, ses hésitations avant de devenir prêtre, son insubordination face à l'autorité épiscopale, son attachement viscéral à son héritage linguistique et religieux, sa pugnacité et surtout sa passion à mieux faire connaître « notre maître, le passé » pour mieux bâtir « notre État français ». De toute évidence, le biographe éprouve de l'admiration envers Groulx, dont il met en exergue le dévouement envers sa mère (amputée des deux jambes), l'ardeur à former de jeunes esprits, les qualités exceptionnelles de tribun, la générosité envers les grévistes de l'amiante...
Jamais Groulx ne se résoudra à croire le Québec voué au sous-développement ; il est toujours resté optimiste quant à ses capacités à se développer et à acquérir sa souveraineté. (Charles-Philippe Courtois, Lionel Groulx, éditions de l'homme, p. 530).
Ce portrait peut-être un peu trop flatteur nous semble toutefois édulcorer une dimension essentielle de l'homme. Depuis les travaux de Marie-Pier Luneau (Lionel Groulx, le mythe du berger, Leméac, 2003), on connaît mieux son orgueil immense – pour ne pas dire une indéniable vanité dont il était tout à fait conscient –, doublé d'une farouche détermination à se tailler promptement une place enviable au sein de l'élite intellectuelle de son temps. La meilleure illustration en est la stratégie qu'il mit en œuvre dès avant la Première Guerre mondiale pour assurer la diffusion à grande échelle de son œuvre. Non content de disposer d'un vaste réseau d'amis et de membres du clergé qui constituait une formidable agence de publicité et de distribution, il signa de divers pseudonymes un très grand nombre de critiques extrêmement élogieuses de ses livres et conférences. Fort ambitieux, l'abbé Groulx possédait hors de tout doute ce côté Rastignac, ici à peine suggéré.
Une des grandes forces du livre de Charles-Philippe Courtois réside dans les liens multiples tissés entre la vie de Lionel Groulx et le contexte historique, social, politique et culturel des années 1880-1970. Spécialiste d'histoire intellectuelle du Québec, l'auteur offre un tableau remarquable de ces décennies agitées, où sont convoqués tour à tour non seulement les Henri Bourassa, Mgr Camille Roy, Mgr Joseph Charbonneau, Maurice Duplessis, Jean Lesage, mais aussi les Pie XI, Mussolini, Roosevelt, Mackenzie King...
Apôtre infatigable de l'émancipation canadienne-française, Groulx a développé des qualités de rassembleur, mais incapable de demi-mesures et tranché dans ses prises de position, il voit s'éloigner au fil des années beaucoup d'amis ou d'anciens étudiants. Particulièrement éclairantes sont les pages consacrées aux rapports fluctuants qu'il entretint avec Henri Bourassa, Mgr Émile Chartier, le cardinal Villeneuve et le père Georges-Henri Lévesque. Ses relations avec ses disciples de l'École historique de Montréal (Michel Brunet, Guy Frégault et Maurice Séguin) furent également entachées puisque Groulx ne partageait pas leur conception fataliste de la Conquête perçue comme une catastrophe totale pour les Canadiens français.
Malgré la divergence sur le catholicisme qui sépare Groulx des courants en voie de s'imposer, son influence sur la nouvelle affirmation nationale qui définit le Québec moderne est en effet immense [...] (Charles-Philippe Courtois, Lionel Groulx, éditions de l'homme, p. 549).
Selon Courtois, l'influence idéologique de Groulx atteint deux points culminants, d'abord entre 1935 et 1937, lorsque « le nationalisme connaît un retour en force dans le contexte de la Crise (p. 335), puis lors du plébiscite de 1942, au moment où il milite contre la conscription. Son étoile pâlit après la Deuxième Guerre mondiale et il semble de moins en moins comprendre la jeunesse à la fin de sa vie, comme on le perçoit bien dans Chemins de l'avenir (1964). En dépit de l'amertume des dernières années et de la déconfessionnalisation progressive à laquelle il assistait impuissant, Groulx n'en demeure pas moins une source d'inspiration capitale pour les principaux artisans de la Révolution tranquille, et en particulier pour Georges-Émile Lapalme. Ce dernier reconnut en effet tout ce que le programme du parti libéral de Jean Lesage devait à Notre avenir politique, enquête annuelle de L'Action française dirigée par Groulx en 1922. Quant à la libération économique de ceux que l'on appellera bientôt les Québécois, Groulx la réclamait depuis des dizaines d'années lorsqu'il la vit enfin à l'œuvre. La réforme de l'éducation lui sembla toutefois un échec, car le Rapport Parent, qu'il qualifie dans ses Mémoires de « chef-d'œuvre d'incohérence », a mis en avant un système complètement différent de celui qui prévalait jusqu'alors.
Penseur incontournable du Québec, le chanoine Groulx n'a pas fini de susciter des débats passionnés, comme en fait foi la sempiternelle question de son antisémitisme, que Charles-Philippe Courtois relativise avec raison en montrant qu'il a maintes fois rejeté les théories racistes nazies. Grâce à ces nécessaires mises en perspective, l'auteur réussit à rendre plus intelligible ce large pan de notre histoire que l'on peut nommer, en reprenant le titre de Jean Éthier-Blais, « le siècle de l'abbé Groulx » (Leméac, 1993).