Lecture du : André Turmel, Le Québec par ses enfants. Une sociologie historique (1850-1950), Les Presses de l’Université de Montréal, 2017, 332 pages.
L’influence que la société exerce sur nos vies se révèle de mille manières. Les parents qui se montrent le moindrement consciencieux à l’égard de l’éducation de leurs enfants en font l’expérience au quotidien. Leurs tentatives pour soustraire leurs enfants de l’emprise sociale, aussi timides soient-elles, comportent toujours leur part de risque. Dans un court texte de 1911, Émile Durkheim adressait à tous ces parents consciencieux une inquiétante mise en garde : « Il est vain, écrivait-il, de croire que nous pouvons élever nos enfants comme nous voulons. Il y a des coutumes auxquelles nous sommes tenus de nous conformer; si nous y dérogeons trop gravement, elles se vengent sur nos enfants[1].» Je ne peux parler pour les autres, mais il y a des jours où cette prophétie sociologique me remplit d’effroi. J’y reviendrai à la fin de ce compte rendu de lecture; pour le moment, la mise en garde de Durkheim résume assez bien les raisons pour lesquelles l’ouvrage d’André Turmel a suscité d’emblée mon intérêt.
Comme son sous-titre l’indique, Le Québec par ses enfants est un ouvrage de sociologie historique. Il ne s’agit donc pas d’un essai à proprement parler mais d’un travail universitaire.
« L’objectif du livre consiste à pourvoir d’une épaisseur sociohistorique la mutation de l’enfance au Québec; à remonter le fil d’Ariane des bouleversements qui ont introduit le Québec dans la modernité. Cette analyse consiste en une approche sociologique du matériau historique selon un postulat de base, incontournable en quelque sorte : au moment où l’être humain a tendance à être de plus en plus présenté ou rêvé comme un être isolé, autonome, responsable, guidé par sa raison, opposé à “la société” contre laquelle il défendrait son “autonomie” ou sa “singularité”, les sciences sociales ont plus que jamais le devoir de mettre au jour la fabrication sociale des individus. » (André Turmel, Le Québec par ses enfants. Une sociologie historique (1850-1950), Les Presses de l’Université de Montréal, 2017, p.13-14)
Le lecteur doit en être conscient d’entrée de jeu, car un ouvrage universitaire vient avec ses forces (documentation fouillée, exhaustivité, etc.) et ses faiblesses (lourdeur de la langue, répétitions, etc.). Même si la surenchère conceptuelle d’André Turmel a parfois mis ma patience à l’épreuve, je lui suis reconnaissant pour tout le travail de recherche qu’il a accompli. L’idée d’étudier la société québécoise par le biais de ses enfants dans le siècle qui précède le baby-boom (1850 à 1950) me paraît lumineuse. Par leur place dans la société, c’est-à-dire par leur rôle et par l’éducation qu’ils reçoivent, les enfants constituent un excellent révélateur de la société elle-même. De plus, l’époque étudiée par Turmel a ceci de fascinant qu’elle fut marquée par un étonnant progrès de la société québécoise qui a ensuite rendu possible le baby-boom et la Révolution tranquille, un progrès qui fut en large partie un bouleversement de l’enfance. Pour reprendre la formule de Durkheim, ce fut une époque où le Québec a voulu déroger à certaines coutumes pour élever ses enfants selon une méthode moderne. C’est donc avec ces enfants que le Québec est entré dans la modernité.
L’un des objectifs de l’auteur est de corriger le préjugé d’un Québec ancien, rural, voire médiéval, qui accède brusquement à la modernité après les années 1950. « Le Québec n’a pas été cantonné dans une salle d’attente de la modernité » (p.30), écrit Turmel, qui avance plutôt l’hypothèse d’une « modernité alternative hybride » (p.15 et 304). Avec l’idée d’hybridité, le sociologue veut rendre compte des différents itinéraires suivis par les enfants du Québec au tournant du XXe siècle, un Québec à la fois rural et urbain, francophone et anglophone, catholique et protestant, avec son lot d’enfants « normaux » et « d’orphelins ». Après un chapitre plus historique qui retrace la trajectoire du Québec entre les années 1850 et 1950, Turmel adopte différents points de vue pour tracer son portrait : la démographie, l’éducation, le travail, la santé, la marginalité et la construction de récits.
Au terme de ce patient travail fait de nuances et de distinctions, deux figures de l’enfant peuvent être identifiées. Il y a d’abord « la figure de l’enfant clivé » (p.49), comme pris entre deux mondes, avec un pied dans le mode de vie de la famille traditionnelle et un autre dans celui du travail industriel salarié, figure hybride donc, de transition, ni parfaitement ancienne ni parfaitement moderne. Ensuite, il y a « la figure de l’enfant de la marge » qui se manifeste au sein de « l’imaginaire québécois » par la fascination exercée par « Aurore l’enfant martyre et les orphelins de Duplessis » (p.281). À côté de cette « figure expiatoire de l’enfant du malheur et de la honte », le sociologue veut là encore rétablir « une figure plurielle, donc hybride et moins dépréciative » (p.307).
Sans vouloir gommer toutes les distinctions établies par Turmel, il n’en demeure pas moins qu’au cours de ce siècle de transition se mettent en place les idées qui, à terme, introduisent une rupture claire et nette : la modernité va bientôt triompher du monde ancien, et son triomphe sera total. Dans l’ouvrage de Turmel, le grand combat qui illustre le mieux cette rupture est le combat contre la mortalité infantile. Si Le Québec par ses enfants était un roman, le combat contre la mortalité infantile en formerait la trame narrative tellement elle se retrouve presque à chaque page. Quelques statistiques sont ici nécessaires. Entre 1897 et 1911, la mortalité infantile à Montréal « avoisine le chiffre de 333‰ », ce qui constitue un taux de mortalité « proche de celui de Calcutta à la même époque » (p.122). Sans surprise, « jusqu’à la fin des années 1930, le Québec fait montre des pires statistiques canadiennes » ; par exemple, le taux de mortalité infantile était deux fois plus grand à Montréal qu’à Toronto dans les années 1920.
Dans les orphelinats, la situation est parfois bien pire encore. Par exemple, la mortalité infantile « à la crèche des Sœurs de la Providence de Trois-Rivières touche souvent les deux-tiers des enfants reçus; en 1934, 225 enfants décèdent sur les 240 admis, soit 94% » (p.275). Turmel résume la situation des orphelinats par cette phrase laconique : « la MI [mortalité infantile] constitue en quelque sorte une clé de voûte décisive en ce qui concerne l’ambiance qui règne » (p.297). Bref, la mortalité infantile accompagne l’industrialisation du Québec comme son ombre macabre, et c’est dans les villes et les orphelinats où les enfants sont souvent entassés dans des salles insalubres qu’elle frappe avec le plus d’ampleur.
« Dans l’espace-temps spécifique du Québec, l’impératif sociétal consiste en premier lieu à faire vivre les enfants. Naître ne suffit pas : les enfants doivent survivre. Voilà l’épreuve capitale à surmonter en entrant dans la modernité. » (André Turmel, Le Québec par ses enfants. Une sociologie historique (1850-1950), Les Presses de l’Université de Montréal, 2017, p.118).
Là se situe à mon avis le grand mérite du Québec par ses enfants. Par-delà les chiffres et les tableaux, il permet de nous transposer par l’imagination dans une autre époque et d’entrevoir le monde révolu dont le nôtre est issu. « Quoiqu’il soit difficile au XXIe siècle d’imaginer les conditions d’hygiène dans les villes québécoises de la seconde moitié du XIXe, l’exercice s’avère indispensable, insiste Turmel, afin de cerner au plus près les déterminants hygiéniques de la transformation de l’enfance » (p.140). Au fil des pages, il est possible d’entrevoir toute la portée de cette statistique : une mortalité infantile de 333‰. Et ensuite, c’est toute la portée de cette expression qui s’impose au lecteur : « les déterminants hygiéniques de la transformation de l’enfance ». C’était le début de l’alliance entre l’État et la médecine, une alliance moderne que nous considérons aujourd’hui comme allant de soi et qui est si caractéristique du Québec moderne.
Turmel insiste encore une fois sur l’hybridité de la solution qui prend forme à l’époque, une alliance bricolée entre une médecine progressiste, un État pauvre et une Église dépassée. Il en donne pour preuve, entre autres, ce passage d’un ouvrage de 1880 intitulé La santé pour tous qui s’adresse directement aux mères : « Que deviendras-tu, que deviendrons-nous si la science ne te ramasse, elle aussi, comme la charité l’orphelin […]. C’est moi qui te parle : non, ce n’est pas moi : c’est la science qui te parle par la bouche de ta mère ! Obéis comme elle t’aime ! » (p.162). Sorte de politique de santé publique qui amalgame science et religion, un tel extrait permet « de voir à l’œuvre la sécularisation progressive de la culture catholique » (ibid.).
Hybridité temporaire en somme car, si la mortalité infantile doit être vaincue, l’autorité du médecin devra bien finir par remplacer celle du prêtre et orienter les politiques sur la santé des corps plutôt que sur le destin des âmes. La loi sur le travail des enfants, la construction d’égouts, la chloration de l’eau, la pasteurisation du lait, la compilation systématique de statistiques et les études comparatives entre le Québec et l’Occident moderne, toutes ces initiatives peuvent être comprises comme des batailles remportées dans la grande guerre contre la mortalité infantile. Et dans cette grande guerre, la médecine joue le rôle de général en chef. Sous cet angle, de toutes les transformations que le Québec a connues au cours de cette époque, les deux plus grandes me semblent être la formation scientifique des infirmières et la pratique de visites préventives chez le médecin. « Le fait d’amener un enfant en bonne santé et ne présentant pas de symptômes apparents de maladie chez le médecin constitue en soi une mutation culturelle majeure » (p.146), souligne Turmel. C’est une vérité que nous ne voyons plus tellement elle tient aujourd’hui de l’évidence. Cela demeure pourtant une vérité : la naissance du « discours dit moderne sur l’enfant » est indissociable d’une « forme d’expertise médicale et psychologique qui amène à repenser les rapports enfance-famille-société » (p.59). Je le répète, le grand mérite du Québec par ses enfants est de nous rappeler cette vérité.
« La science devient donc la voie la plus légitime pour définir la normalité. L’importance des tableaux et graphiques est liée au fait que les parents désirent voir leurs enfants se comporter selon les tendances lourdes de ces régularités; sinon, ils risquent de ne pas être considérés comme normaux. » (André Turmel, Le Québec par ses enfants. Une sociologie historique (1850-1950), Les Presses de l’Université de Montréal, 2017, p.158)
En guise de conclusion, Turmel soulève quelques questions au sujet des enfants d’aujourd’hui, élevés et éduqués dans
un Québec moderne sous l’œil bienveillant des médecins. L’une de ces questions porte sur l’arrivée d’Internet et la multiplication des écrans : « Au moment d’entrer dans la seconde phase de la modernité, celle du numérique, l’hypothèse d’un parcours alternatif et hybride de la société québécoise est-elle toujours pertinente ? Ce passage à la modernité numérique bouleverse-t-il le collectif de l’enfance d’une manière aussi décisive que lors de la première transition ? Quelles sont les nouvelles formes de ce parcours, comment les décrire ? » (p.309). La question est soulevée puis abandonnée, ce qu’on ne peut lui reprocher puisque là n’est pas le propos de l’ouvrage. Je me permettrai tout de même la réflexion suivante.
Pour vaincre la mortalité infantile, il a fallu que la société, dans les personnes du médecin et de l’infirmière qualifiée, s’immisce dans les familles et les écoles. Cette intrusion était nécessaire pour mettre fin à l’hécatombe. Mais c’était tout de même faire une brèche dans ces remparts érigés par la société ancienne pour protéger l’enfant du reste de la société. Je pense ici à Hannah Arendt (La crise de l’éducation, 1958) et à Neil Postman (The Disappearance of Childhood, 1982) qui définissent tous les deux l’enfant par opposition à l’adulte. Ils notent aussi tous deux que, depuis les années 1950, la frontière entre le monde des enfants et celui des adultes est devenue poreuse et tend à s’effacer. Pour expliquer cette transformation, Arendt insiste sur le refus moderne de reconnaître toute autorité ancienne, y compris celles des parents et des professeurs, et Postman insiste pour sa part sur le passage d’une culture écrite qui définit des groupes de lecteurs à éduquer selon leur âge à une culture télévisuelle qui s’adresse à tous les auditoires sans distinction. Disons-le ainsi : depuis 1950, la culture de masse a envahi toujours plus le monde des enfants, les laissant de plus en plus seuls face à une société de plus en plus complexe et éclatée[2]. L’arrivée d’Internet et des téléphones intelligents n’a bien sûr fait qu’accélérer cette tendance. Aux États-Unis en tout cas, la psychologue Jean Twenge a tenté de tracer le portrait de ce qu’elle nomme la iGen, cette génération qui était encore enfant ou au début de l’adolescence au moment de la sortie du iPhone en 2007. Les données qu’elle a recueillies sont pour le moins inquiétantes. Pour le résumer en une phrase, ces iGen’ers « sont à la fois les membres de la génération la plus sécuritaire sur le plan physique et la plus fragile sur le plan psychologique[3] ». Mon expérience me laisse croire qu’il n’en est pas autrement pour le Québec.
La guerre contre la mortalité infantile a été gagnée et nos enfants jouissent aujourd’hui d’une sécurité physique inouïe à l’échelle de l’histoire humaine. Pour ce progrès inestimable, nous devons remercier la médecine moderne ; l’ouvrage de Turmel nous permet de prendre toute la mesure de notre dette. Mais ce progrès s’est accompagné de plusieurs autres, et nous nous retrouvons aujourd’hui avec des millions d’enfants isolés, un écran à la main, petite fenêtre par où se déverse un flot intarissable d’images, de mots et de sons qui les plonge au milieu d’une société océanique dans laquelle ils peinent à garder la tête hors de l’eau ; emportés par le courant de modes aussi irrésistibles qu’éphémères, il ne leur reste parfois pour seule certitude que le sentiment de se noyer en silence dans l’indifférence généralisée d’adultes pourtant obsédés par leur sécurité.
Je suis conscient qu’il y a quelque chose d’aberrant à comparer la détresse de l’isolement numérique à l’hécatombe de la mortalité infantile. Il n’en demeure pas moins que le recul historique que permet Le Québec par ses enfants nous offre l’occasion de mieux percevoir la singularité de la situation présente : 70 ans après les progrès décrits par Turmel, l’éducation des enfants fait face à de nouveaux défis, et je crains que les solutions d’hier ne résoudront pas les problèmes d’aujourd’hui.
[1]. Émile Durkheim, Éducation et sociologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2016, p.45.
[2]. Je me permets de citer ce passage un peu long de Postman : « Dans une certaine mesure, la curiosité vient naturellement aux enfants, mais son développement dépend de la prise de conscience grandissante de la puissance de questions très précises qui permettent d’exposer les secrets du monde des adultes. L’émerveillement permet de passer du monde connu à un monde à découvrir. Mais l’émerveillement est possible, pour une large part, quand le monde de l’enfant est séparé du monde de l’adulte, quand les enfants doivent chercher l’entrée, à travers leurs questions, qui conduit au monde des adultes. Mais quand les médias fusionnent ces deux mondes, quand la tension créée par des secrets à dévoiler diminue, la logique de l’émerveillement se modifie. La curiosité est remplacée par le cynisme ou, pire encore, par l’arrogance. Nous nous retrouvons avec des enfants qui ne se fient plus aux adultes qui font figure d’autorité mais à des nouvelles qui proviennent d’on ne sait où. Nous nous retrouvons avec des enfants qui reçoivent des réponses à des questions qu’ils n’ont jamais posées. Nous nous retrouvons, en somme, sans enfants » (The Disappearance of Childhood, New York, Vintage Books, 1994, p.90; ma traduction).
[3]. Jean M. Twenge, iGen. Why Today’s Super-Connected Kids Are Growing Up Less Rebellious, More Tolerant, Less Happy –and Completely Unprepared for Adulthood. And What That Means for the Rest of Us, New York, Atria Books, 2017, p.312; ma traduction.