Lecture de : Raphaël Arteau-McNeil, La Perte et l’héritage. Essai sur l’éducation par les grandes oeuvres, Éditions du Boréal, 2018.
Raphaël Arteau-McNeil fondait il y a dix ans le Certificat sur les œuvres marquantes de la culture occidentale, l’unique Liberal Arts Program francophone en Amérique. Dans La Perte et l’héritage. Essai sur l’éducation par les grandes œuvres, il réfléchit sur l’expérience de ce type d’éducation, en articule les présupposés et cherche à en défendre non seulement la pertinence, mais la nécessité pour toute éducation digne de ce nom. L’essai reprend ironiquement la structure du Discours de la méthode de Descartes. L’ironie consiste en ce que le « discours » de l’auteur défend l’éducation par les grandes œuvres non seulement contre la tabula rasa cartésienne, mais aussi contre la philosophie cartésienne de façon beaucoup plus générale (nous y reviendrons).
L’essai débute en expliquant que l’éducation par les grandes œuvres demande aujourd’hui plus qu’à toute autre époque à être justifiée, puisque la tradition est une idée de plus en plus étrangère à une génération que l’auteur qualifie de « déshéritée ». Reprenant à son compte les thèses de François Ricard sur la génération lyrique, il explique que les « déshérités » sont en quelque sorte la suite logique des « lyriques » : ayant perdu toute confiance dans la culture que l’autorité d’une tradition désormais désuète leur avait transmise, ils n’ont pas cru bon de la transmettre à leur tour à leurs enfants. Cette perte s’est fait sentir à travers toutes les sphères de la société – et l’auteur décrit remarquablement comment elle a ébranlé au Québec cette institution primordiale qu’est le foyer et la vie familiale (p. 21-22) –, mais de manière particulièrement violente à l’école, qui s’est peu à peu transformée en une sorte de chantier livré aux aléas des expérimentations et plus récentes découvertes des nouvelles sciences pédagogiques.
La conséquence ultime de ces présupposés anthropologiques antiautoritaires (selon lesquels « l’apprenant » ne doit en aucun cas recevoir un enseignement qui proviendrait « d’en haut ») est en soi extrêmement problématique étant donné que « le contenu de l’éducation est devenu une question secondaire » (p. 23). La génération déshéritée a appris à lire, mais elle ne s’est jamais fait dire ce qui valait la peine d’être lu, ce qu’il fallait lire. On ne saurait suffisamment insister sur ces deux verbes (valoir, falloir) puisqu’ils expliquent à eux seuls comment l’idée d’une éducation par les grandes œuvres heurte la sensibilité d’une école déshéritée : elle implique que la valeur de certaines choses transcende les préférences individuelles, et que cette transcendance est éminemment normative. L’auteur montre bien comment cette rupture avec l’autorité de la tradition engendra une autre rupture, celle qui divise désormais les sciences naturelles et les sciences humaines. Les « humanités » étant aujourd’hui vidées de leur contenu au profit du libre choix des individus, les sciences expérimentales ont le monopole de la rigueur et de la prétention à la vérité. Nos aïeux considéraient la philosophie, la théologie et le droit comme des sciences de la plus haute dignité ; on nous a appris, à nous, que seules les sciences expérimentales ou naturelles étaient les sciences « pures » : « Réussir à l’école a toujours été pour nous synonyme de réussir en mathématiques et en chimie. Si nous espérions apprendre quelque chose de vrai et d’utile, une seule voie s’offrait à nous : la méthode de Descartes » (p. 26). L’impureté impartie aux sciences humaines tient entre autres à ce qu’il n’y a plus rien de « clair et distinct » entre la culture et l’inculture : à preuve, ce mot « culture » peut aussi bien désigner Aristote et Racine que la culture Punk ou la culture Pop. Ce relativisme mine l’éducation d’aujourd’hui en rendant floue l’idée qu’il puisse – hors des sciences expérimentales – y avoir un contenu qualitativement supérieur à un autre. Les conséquences de ce relativisme en éducation sont cependant si dévastatrices qu’une réactivation de la tradition et de l’éducation classique apparaît comme un pari où on a somme toute assez peu à perdre.
Il s’agit bien d’une réactivation, car, comme l’atteste le second chapitre de La perte et l’héritage, l’éducation par les grandes œuvres – c’est-à-dire par l’étude « du meilleur qui a été pensé et connu », selon la formule de Matthew Arnold que reprend à maintes reprises l’auteur – a une longue tradition. Arteau-McNeil retrace les débuts de cette tradition depuis le développement de la philosophie socratique après la mort de ce premier philosophe « des choses humaines ». La découverte de Socrate – que l’éducation (paideia) n’est pas seulement l’occupation de l’enfant (pais), mais qu’elle devrait occuper l’être humain toute sa vie durant et être considérée comme une « activité digne d’être poursuivie en elle-même et pour elle-même » – s’est propagée avec un éclat inespéré après sa condamnation par la cité d’Athènes. Si Xénophon témoigne explicitement de la valeur d’une discussion en commun des œuvres des « anciens sages » (Mémorables I.6.14), Platon le fait implicitement à travers sa lecture « avec un œil nouveau » des œuvres d’Homère, Pindare, et autres (p. 42). Ces oeuvres furent ensuite transmises via de nombreuses écoles philosophiques, conservées à Alexandrie, puis traduites pour la première fois à Rome. Les philosophes romains – Cicéron au premier chef – conçoivent la culture de cet héritage comme des « arts libéraux », c’est-à-dire comme une éducation qui s’adresse à des êtres humains libres et qui a pour fin d’entretenir, soigner et guider cette liberté. Cette tradition s’est perpétuée tant bien que mal après la chute de la République romaine, au Moyen-Âge puis à la Renaissance, et enfin à l’ère industrielle dans l’Angleterre de Matthew Arnold pour finalement s’établir sur les campus d’universités américaines. On pourrait reprocher à ce portrait historique schématique une linéarité et une simplicité excessives, mais l’exactitude et l’exhaustivité historiques ne sont pas ici les enjeux : il s’agit plutôt de montrer qu’en dépit de cet itinéraire complexe et pluriel, en dépit aussi des façons différentes dont les œuvres transmises ont été lues, le fait est qu’une éducation par les grandes œuvres s’est suffisamment imposée pour traverser les siècles. L’auteur ne nie pas que le rapport de ce type d’éducation à la société change avec l’histoire : l’éducation libérale était certainement vécue et perçue différemment au Moyen-Âge et pendant la Renaissance italienne. Notre époque, de ce point de vue, ne fait pas exception. À l’ère du capitalisme, notamment, l’éducation libérale prend nécessairement le contre-pied des tendances utilitaristes de la société puisqu’elle ne cherche pas à éduquer l’être humain en tant que travailleur, mais bien en tant qu’être humain. Si l’utilité doit être réduite à l’utilité marchande, alors, il faut l’admettre, l’éducation par les grandes œuvres est inutile. D’anticapitaliste, elle est pourtant devenue réactionnaire lorsque la gauche politique a changé son fusil d’épaule et a commencé à s’attaquer à la tradition elle-même, au nom d’une liberté qui ne serait liberté qu’à condition d’être déliée de tout ancrage, qu’à condition d’être déracinée. « Leur progressisme d’hier est devenu le conservatisme de ce jour nouveau » (p. 57).
« Je comprends le cri du “Plus jamais!”, je compatis à cet enchaînement de traumatismes moraux, mais je refuse de rejeter la tradition pour autant et de vivre sous la dictature d’un individualisme insignifiant qui, malgré tous nos souhaits, permet toujours à l’horreur de fermenter. Si, pour éviter la barbarie, il faut aplatir l’homme, nous risquons de nous retrouver avec les deux : la bêtise et la barbarie. » (La Perte et l’héritage, p. 83)
Mais pourquoi donc s’éduquer par les grandes œuvres ? Parce que c’est une tradition millénaire ? Parce que c’est un pari où nous avons peu à perdre ? Cela ne saurait suffire. L’auteur soutient que l’éducation consiste à « réfléchir sur sa propre expérience » (58). Or, notre expérience est toujours limitée, et celle de ceux qui nous entourent ne nous est que très difficilement accessible – pour ne rien dire de l’accès véritable que nous avons à la nôtre. Le détour par les grandes œuvres permet de dépasser les limites inhérentes à notre expérience (spatiales et temporelles ; géographiques et historiques). Évidemment, cela permet aussi de dépasser les limites de nos propres capacités à réfléchir – pour peu qu’on admette que certains esprits ont eu, à travers l’histoire, une disposition à réfléchir significativement supérieure à la moyenne. Sur ces bases, l’auteur établit 4 principes « méthodiques » qui rendent possible une véritable éducation par les grandes œuvres : 1) accepter la tradition et recevoir les œuvres qu’elle nous transmet – ce qui évidemment n’exclut pas que cette tradition puisse s’enrichir au fil des générations ; 2) favoriser une culture générale, pour laquelle le but n’est pas la spécialisation disciplinaire, mais une totalité irréductible aux disciplines qui la composent : la personne cultivée ; 3) aborder les œuvres par soi-même et non par le biais d’une spécialisation ou discipline quelconque puisque cela n’est pas nécessaire, mais aussi, et surtout parce que « [t]oute spécialisation impose sa propre méthode, qui cherche à réduire l’œuvre à n’être qu’un cas singulier d’une règle prétendument universelle, ce qui conduit à négliger, parfois à étouffer, la singularité de l’œuvre[1] » (p.64). ; 4) Relire autant que possible les grandes œuvres afin d’en approfondir le sens. L’auteur reconnaît que cette idée repose elle-même sur un certain nombre de présupposés. Suivant Descartes, il cherche d’abord à articuler la morale inhérente à une telle éducation par les grandes œuvres, avant de s’attaquer à la question métaphysique.
L’auteur pose le problème moral de l’éducation par les grandes œuvres en ces termes : les grandes œuvres sont « suspectes » « parce qu’elles ne répondent pas à l’éducation utilitaire, égalitaire et relativiste qu’on souhaite. » (p. 69) Il doute cependant « qu’on puisse un jour comprendre la valeur morale des grandes œuvres » si on ne sent pas le « vide moral » de cette trinité individualiste contemporaine (p. 80-81) et soutient que « pour qui est prêt à y mettre le temps et l’énergie, les grandes œuvres sont le lieu où il est possible de commencer à se trouver » (p. 82). Le chapitre ne cherche pas à proposer une philosophie morale tirée de la lecture des grandes œuvres. Il tente plutôt d’articuler les présupposés moraux qui rendent possible la recherche, par les grandes œuvres, d’une morale moins destructrice que la nôtre : ces préalables moraux constituent une morale « provisoire », selon le mot de Descartes. Le premier principe de cette morale par provision, explique Arteau-McNeil, est le « principe de supériorité », qui seul rend possible l’idée de grande œuvre. Mais ce principe est aussi celui qui est à la source de toute morale. Imitant librement l’Étranger d’Athènes des Lois de Platon qui réussit à faire dire à son interlocuteur que la vertu consiste en une victoire sur soi-même (Lois I.626e), l’auteur explique que toute morale implique une différenciation et une distance de soi à soi : « La vérité au sujet de ce que nous nommons notre “individualité” est la division et le fractionnement: chaque “individu” porte en lui-même une inégalité qui crée au creux de son être un écart avec lui-même, un écart de soi à soi-même. La morale, c’est l’effort de faire triompher une partie de soi sur une autre partie de soi; ultimement, c’est l’effort de faire triompher la grandeur sur la bassesse. » (p. 84). Ce principe de supériorité a pour corollaire un principe qui n’est pas mentionné explicitement dans l’essai, mais qui me semble malgré tout omniprésent dans l’esprit du texte. Si affirmer la supériorité d’une œuvre, d’un auteur ou d’une conduite morale semble aujourd’hui si difficile à nos contemporains, ce n’est peut-être pas simplement parce que la hardiesse qu’implique une telle affirmation choque nos oreilles égalitaires, mais parce qu’elle demande aussi une dose significative d’humilité. S’incliner avec respect devant l’excellence humilie l’ego – ego que nous considérons peut-être un peu trop souvent, pour reprendre les mots de Protagoras, « la mesure de toute chose ». Si un tel principe d’humilité est bel et bien le revers nécessaire du principe de supériorité, cela indique une forme d’équilibre qu’on cherchera en vain dans les morales relativistes de notre époque, équilibre qui m’apparaît par lui-même moralement prometteur[2]. Quoi qu’il en soit, Arteau-McNeil remarque admirablement un autre principe de l’éducation par les grandes œuvres qui vient équilibrer le principe de supériorité. Si l’exigence de la victoire sur soi peut paraître austère, elle est en effet compensée par un principe qui est au moins tout aussi essentiel à une éducation par les grandes œuvres, qui est ici appelé « principe de générosité » :
Car toute œuvre est en fin de compte une action généreuse par laquelle un individu livre gratuitement et à tous la part la plus humaine de sa personne. Bien sûr, des intérêts bas et mesquins peuvent contribuer à sa rédaction, mais, ici encore, la grande œuvre transcende la biographie de son créateur. […] Même les grandes œuvres les plus sombres brillent de cette générosité. Et c’est encore cette générosité de l’œuvre qui se communique à ses lecteurs et qui pousse les plus fidèles à la transmettre, à l’enseigner, à la traduire, dans le même esprit de générosité, dépassant eux aussi les termes de leur contrat. (86-87)
Finalement, le « principe de pluralité » : une éducation par les grandes œuvres motivée par la formation d’une culture générale ne peut discriminer les œuvres autrement que par leur grandeur – et donc elle commande une pluralité d’auteurs, de genres, de formes, de pensées, de courants philosophiques, etc. En principe, une véritable éducation par les grandes œuvres pose sur un même pied d’égalité Héraclite, Shakespeare et James Joyce ; Platon, Pétrarque et Heidegger. L’auteur ne manque pas de souligner le paradoxe de ce dernier principe pour qui cherche une morale digne de ce nom dans les grandes œuvres :
La morale qui s’en dégage ne saurait être dogmatique quand elle n’est même pas parfaitement cohérente. C’est une morale faible et fragmentée, perpétuellement en tension avec elle-même, irréconciliée et peut-être irréconciliable. […] Réunies en un seul chœur, les grandes œuvres chantent la grandeur et l’excellence d’une humanité qu’aucune d’entre elles, isolée, ne parvient à englober. Et nous, leurs lecteurs, sommes les spectateurs momentanés de cette pièce où se joue, avec les mots les plus vrais et les plus beaux, le drame unique de notre humanité éparpillée. (88-89)
C’est effectivement le résultat pour peu qu’on puisse être pleinement vertueux à l’égard de ce principe de pluralité. Mais cette incohérence morale pourrait-elle être compatible avec une cohérence d’un niveau plus élevé, disons, métaphysique ? Le chapitre suivant, intitulé « Unité du monde et métaphysique de l’œuvre », soutient que cela est bien possible. Que cela soit dit d’emblée : ce chapitre me semble être la part la plus ambitieuse, mais aussi la plus intéressante de l’essai. L’auteur pose d’emblée de difficiles questions : « Qu’est-ce qu’une œuvre? En quoi une œuvre différerait-elle d’un simple texte? Sur quoi se fonde sa prétendue solidité ontologique? » (p. 92). Et ajoute : « Quand la suspicion passe de l’épithète grande au substantif œuvre, c’est qu’on entre en terra metaphysica. » (p. 93) Arteau-McNeil revient ici à son ironie cartésienne, mais de façon beaucoup plus sérieuse. Car il affronte ici Descartes et son cogito ergo sum, soit l’assise métaphysique par excellence de la philosophie moderne. Son objection au cogito apparaît d’abord comme celle de Husserl : la certitude de l’ego et de son existence va de pair avec « le désert » où elle prend naissance (p. 94-95). Toutefois, si l’on observe le moi pensant en mettant entre parenthèses pour un instant son existence, on découvre que le Je – ou la conscience – est toujours orienté, qu’elle est toujours conscience de, ouverte sur quelque chose (son « intentionnalité », selon la terminologie husserlienne). Le geste husserlien – aller en deçà de l’existence de l’ego (non pas ego cogito ergo sum, mais ego cogito…cogitata qua cogitata) fut assez fondamental pour fonder la phénoménologie, un courant philosophique qui bat toujours son plein aujourd’hui. Mais il est une critique de l’assise métaphysique de la philosophie moderne encore plus fondamentale que celle de Husserl, et c’est plutôt à celle-ci que me semble se rallier en définitive Arteau-McNeil : la critique de Heidegger. La dette envers Heidegger n’est pas admise d’emblée, cependant, lorsqu’il affirme : « Mais la critique de Husserl, si elle permet de retrouver le mystère du moi, laisse ce mystère tout aussi impénétrable. Il faut donc emprunter la voie défrichée par Husserl et pousser la réflexion plus loin. À mon avis, l’élément crucial peut se formuler ainsi: chacun de nous prend naissance dans un monde qui le précède toujours, un monde construit par la culture, mais qui ne s’y réduit jamais complètement » (p. 95). Ce qui pose problème chez Descartes n’est donc pas la pensée de l’ego, mais le fait que le moi est toujours d’emblée constitué par ce qui le précède, le monde dans lequel il prend naissance. Cette impossibilité du Je sans un monde auquel il se rapporte toujours préalablement prit chez Heidegger la forme du concept fondamental « d’être-au-monde » (In-der-Welt-sein) et la teneur historico-culturelle de cet être-au-monde celui d’historicité (Geschichtlichkeit). Il me semble que c’est là le problème : Heidegger a raison de poser la question du sens, de la significativité (Sinn, Bedeutsamkeit) dans la constitution du Moi (l’auteur reconnaît sa dette à la page 97), mais il a tort de réduire le moi et le monde à une signification toujours historiquement conditionnée : « mais qui ne s’y réduit jamais complètement » (op. cit., mes italiques). C’est pourquoi Arteau-McNeil affirme qu’en somme « Socrate est un meilleur professeur que Descartes et Husserl » (p. 96). Si Socrate est aussi un meilleur professeur que Heidegger, c’est parce qu’il a perçu la question du sens du Moi et du monde dans un horizon irréductible aux contingences historico-culturelles. Cela signifie deux choses. Premièrement, dans la mesure où un monde largement culturel et historique nous préexiste et nous « constitue », la connaissance de soi ne peut faire l’impasse sur une connaissance des œuvres qui ont marqué cette culture et cette histoire : « Et s’il me faut répondre au ‘‘Je pense, donc je suis’’ de Descartes par une formule, je dirai que toute grande œuvre est à elle-même un principe métaphysique qui dit: “Je suis le monde dont tu es” » (p. 99). Deuxièmement, si le monde dont nous sommes est bel et bien irréductible au cours historique des choses, il faut établir en quoi le monde est « un » par-delà toute historicité. En d’autres mots, il faut répondre à l’historicisme, il faut répondre à Heidegger.
L’auteur s’explique au long de très belles pages avec l’herméneutique historiciste, surtout celles de Heidegger et Gadamer, mais aussi avec le structuralisme de Foucault. Qu’on me permette de citer encore une fois un long passage qui montre bien la complexité de son attitude vis-à-vis de l’adversaire :
Poussée à son terme et érigée en philosophie sous le nom d’herméneutique, d’archéologie, de généalogie ou de déconstruction, la conscience historique pose le plus grand défi à l’éducation par les grandes œuvres. À vrai dire, cette philosophie mine toute idée d’éducation, car elle nous place devant rien; philosophie du désert, dis-je[3]. Ce n’est pas une raison pour la rejeter, car si notre monde est un désert, je préfère encore y vivre en toute lucidité plutôt que de me bercer d’illusions dans une oasis fantasmée. L’herméneutique philosophique et l’archéologie du savoir comportent manifestement une part de vérité, mais une part difficile à mesurer, et il se peut fort bien que nous concluions à sa vérité complète simplement parce que le charme intellectuel exercé par Heidegger et Foucault nous semble irrésistible. (p. 109)
L’objection contre l’historicisme est celle de la contradiction performative. Les auteurs qui déconstruisent l’unité du monde sont néanmoins capable de livrer une œuvre qui rend compte de ce monde. Faire œuvre, c’est témoigner de l’unité de ce au sujet de quoi on fait œuvre : « Nietzsche, Weber, Heidegger et Foucault peuvent retourner leur lecteur encore et encore jusqu’à lui donner le vertige; quand ils y parviennent le mieux, leurs textes rayonnent alors d’une unité qui fait pâlir leur propos. Ce sont les textes qui contiennent le meilleur de ce qu’ils ont pensé et écrit, ce sont leurs œuvres. Et c’est ainsi que, malgré eux, ils se révèlent platoniciens, en tout cas plus platoniciens qu’ils ne le reconnaissent eux-mêmes. » (p. 112, mes italiques) L’auteur présente cette objection comme une objection « simple ». En réalité, elle ne l’est pas. C’est un réel problème de vouloir exprimer l’incohérence de façon cohérente, de fixer par écrit ce qui est censé être toujours autre. Ce problème tient peut-être à la structure logique de la pensée, c’est-à-dire qu’il est contradictoire d’établir comme une vérité (transhistorique) que tout est soumis au cours changeant de l’histoire, ou de vouloir communiquer que toute communication est in fine impossible. La difficulté logique est importante. J’aimerais cependant suggérer que les grands penseurs historicistes ont vu cette difficulté, et que les meilleurs d’entre eux ont même essayé de s’y attaquer. Je pense par exemple au refus de Heidegger de « faire œuvre » au sens traditionnel du terme – d’où les anomalies singulières de ces deux seules « œuvres », soit le fait que Être et temps est un ouvrage incomplet et que ses Contributions à la philosophie (Beiträge zur Philosophie) sont écrites d’une manière éminemment elliptique. Je pense au fait que Gadamer a mis près de 30 ans pour écrire, surtout en raison de la pression académique, Vérité et méthode. Je pense à ce que Derrida fait subir au langage pour tâcher d’exprimer sa pensée. Je ne dis pas qu’ils ont réussi à surmonter la difficulté, mais qu’ils ont eu le mérite de la prendre au sérieux et ont exploré diverses voies pour la résoudre. Si bien qu’on peut se demander s’ils n’ont pas été plus platoniciens par leur reconnaissance de la faiblesse du langage et de la pensée (to tôn logôn asthenes, Lettre VII 343a1) que par leur supposé désir irrépressible d’unité.
« Mais il est une préoccupation qui demeure constante d’Homère à Proust, et c’est celle de la double énigme de l’unité du monde et de l’unité du moi. Tel est le lieu ontologique où habite la grande œuvre, telle est la métaphysique qu’elle porte en elle. » (La Perte et l’héritage, p. 116)
Aussi, si la critique « logique » (au sens vaste du mot logos) de l’historicisme a ses mérites, à mon avis, c’est surtout parce qu’elle recèle un problème beaucoup plus fondamental. Cette critique assume – comme il est sans doute naturel d’assumer – l’adéquation ou la conformité entre nos capacités logico-linguistiques et le monde. Penseur radical, Heidegger s’est précisément demandé si la condition « logique » de l’être humain ne déformait pas d’emblée son rapport à ce qui est. Je pense qu’une réponse adéquate ou plus complète à l’historicisme se situerait sur ce terrain fondamental, c’est-à-dire non pas sur le terrain logique, mais sur le plan de l’être (qu’on exprime par nos moyens logico-linguistiques) et sur le plan de la relation entre l’être et le logos, soit la question de la vérité. Il me semble qu’une véritable réponse à Heidegger en serait une qui montre que l’être n’est pas temporel, n’est pas historique – il faudrait écrire une sorte de Être ou temps. Platon et Aristote se sont avancés, certes via nos moyens « logiques », sur le terrain de ces difficiles questions de l’être et de la vérité. Il me semble donc qu’une critique fondamentale de l’historicisme chercherait à prouver qu’une conception anhistorique de l’être est la bonne. Je ne sais pas si une telle preuve est possible. Et je sais trop bien que l’intention de l’essai d’Arteau-McNeil n’est pas de fournir une telle preuve. Je crois qu’on peut sans problème accepter la critique logique de l’historicisme de manière provisoire, et apprendre à lire les œuvres sans les réduire à des produits de l’époque qui les a vues naître. Mais j’oserais tout de même affirmer que le plus grand mérite de ce chapitre n’est pas tant les conclusions qu’il tire que les problèmes philosophiques d’une immense importance qu’il permet de faire voir.
Le dernier chapitre porte sur l’éducation sentimentale que peuvent nous fournir les grandes œuvres. Avec brio, l’auteur montre comment une œuvre marquante peut nous instruire sur le mystère de l’amour. Par une interprétation aussi fine qu’accessible du Banquet de Platon, il fait voir que les leçons d’Aristophane et de Socrate, prises ensemble comme Platon les tisse dans son dialogue, nous permettent de mieux comprendre ce qu’est l’amour. À la lumière de l’amour de ce qui est à soi (l’amour de ce qui est oikeion, « love of one’s own », p. 135) et l’amour de la vérité, on comprend beaucoup mieux nos comportements amoureux qu’à partir d’explications biologiques qui affirment que l’amour est une affaire hormonale (p. 145). Arteau-McNeil explique avec une simplicité ingénieuse en quoi consiste ce platonisme : comprendre le bas par le haut, et non le haut par le bas – Platon dirait : le corps par l’âme, et non l’âme par le corps (p. 147). C’est non seulement ce que Platon propose dans le Banquet et ailleurs, mais peut-être également un principe essentiel pour rendre possible toute éducation véritable par les grandes œuvres, principe que je transposerais de la façon suivante : éviter de réduire les Idées à des produits historiques afin de pouvoir comprendre l’histoire par les Idées.
L’essai se conclut sur une critique décapante de notre société de surconsommation. L’auteur y voit avec raison le résultat d’une mécompréhension de la dynamique du désir humain. Le problème n’est pas le désir d’en avoir toujours plus, mais l’objet vers lequel est dirigé ce désir : « Cette soif de plus qui nous tenaille n’est pas nouvelle et, surtout, elle n’est en elle-même ni injuste ni absurde. Le désir de plus est naturel, mais, laissé à lui-même, il se nourrit d’écrans, de soldes, et il tourne à vide. Ce n’est pas un crime, c’est simplement désolant. Notre maladie est de ne pas savoir distinguer le futile du fondamental. » (p. 163) Une éducation par les grandes œuvres suppose cette distinction et la consolide en retour en aiguisant le jugement du lecteur.
« Avant d’être un problème moral, la surconsommation est un problème d’éducation. C’est l’intuition que j’ai cherché à étoffer tout au long de cet essai: nos faiblesses innombrables et nos vices médiocres poussent en nos personnes comme la mauvaise herbe sur une terre mal cultivée. C’est un constat vieux comme le monde que je suis gêné de répéter tellement il me semble évident. L’éducation sérieuse, celle qui s’appuie sur les grands textes dont nous avons hérité, cultive le jugement, le goût et la décence. Sans elle, nous en sommes réduits à nos propres moyens, et ils sont généralement bien maigres. » (La Perte et l’héritage, p. 163)
La Perte et l’héritage s’achève avec ces mots : « Mon essai n’a de raison d’être que s’il conduit à la lecture d’autres textes, bien meilleurs que le mien. » (p. 165). J’estime pour ma part que ce que Raphaël Arteau-McNeil accomplit dans son essai dépasse largement ce geste protreptique.
[1] Le lecteur peut à bon droit se demander si cette généralisation n’est pas hâtive. Si la spécialisation n’est pas nécessaire pour une éducation par les grandes œuvres, existe-t-il un moyen de se spécialiser sans faire violence à la singularité et à la grandeur des œuvres ? Certaines spécialisations ou courants disciplinaires sont-ils plus problématiques que d’autres à cet égard ?
[2] Le problème de l’unité de la vertu est par exemple compris comme un équilibre, un « tissage » entre le courage ou l’audace et la modération ou l’humilité dans le Politique de Platon (482 sq.). L’idée d’équilibre est aussi centrale dans l’éthique aristotélicienne qui voit dans la vertu un juste milieu entre deux vices.
[3] Ce diagnostic me paraît beaucoup trop dur pour être appliqué à l’herméneutique gadamérienne. Gadamer a consacré sa vie entière à enseigner les grandes œuvres poétiques et philosophiques de la tradition occidentale, et pensait que cette tradition était à ce point vivante qu’il pouvait se qualifier lui-même de « platonicien ». Arteau-McNeil écrit plus loin dans son essai : « Je sais très bien, tout comme vous, que l’unité que nous poursuivons est toujours fuyante, jamais pleine et totale comme notre intelligence et notre cœur s’en forment confusément l’idée, mais elle n’est jamais complètement absente non plus, comme votre présence et la mienne ainsi que le sens que vous tirez de ces signes sur ce papier le prouvent à leur manière. Bien sûr que notre être est éparpillé, bien sûr que l’histoire émiette notre conscience, bien sûr que la multiplicité des textes et des œuvres fragmente notre intelligence. Mais si notre intelligence ne peut pas fonder l’unité, le bon sens ne peut pas non plus en douter. Notre être est multiple mais un. » (p. 113). Je pense que Gadamer ferait siens ces mots sans difficulté.