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Jean-Nicolas Carrier

L’histoire du Québec fait encore parler

Lecture de : Pouvoir et territoire au Québec depuis 1850, 2017, Harold Bérubé et Stéphane Savard (dirs.), Québec, Septentrion.



« Pardon de vous déranger. Mais j’ai vu votre livre et je me demandais… » Dans un café ou à bord du métro, alors que je lisais Pouvoir et territoire au Québec depuis 1850 pour en faire ici la recension, pas moins de trois personnes m’ont approché pour dans le but d’en discuter. Aucune d’entre elles, pourtant, n’était spécialiste, universitaire, ni même n’étudiait dans les disciplines historiques. Moi non plus d’ailleurs. Cela, pourtant, ne m’était jamais arrivé avec aucun autre roman ou essai. Comme si le fait d’afficher ostensiblement son intérêt envers la chose historique était aujourd’hui devenu si rare, si étrange, que cela invitait à la discussion. Par-delà les quelques mots échangés, un sentiment diffus, fantomatique, planait sur chacune de ces conversations. Nous nous retrouvions, spontanément, dans une sorte de communauté d’esprit, comme des gens se sentant de plus en plus décalés et inquiets vis-à-vis l’indifférence de notre époque envers son histoire. Étrange phénomène, certes. Révélateur ? Possiblement.


En y repensant, je remarque que chacun de mes interlocuteurs a cherché à savoir : 1) de quoi parlait ce livre? ; 2) est-ce que c’était un bon livre? Guidé par l’esprit de ces conversations, ce texte visera donc à répondre à ces deux questions.



Question 1 : de quoi ce livre traite-il ?


Pouvoir et territoire, rassemble les contributions de douze spécialistes universitaires, réunis dans le cadre d’un colloque portant sur la « relation bidirectionnelle » régissant les enjeux de pouvoir et de territoire au Québec. Dans l’introduction, les deux co-directeurs Harold Bérubé et Stéphane Savard, explicitent leur intention, qui était d’aborder la question dans une approche englobant les « acteurs », les « enjeux » et les « processus » dans différentes figures de cas illustrant les incidences multiples, complexes et réciproques qui régissent les liens entre l’exercice du pouvoir et le développement du territoire. La visée « globale » et « synthétique » préconisée situe, d’une part, chacun des sujets abordés dans ses dimensions sociopolitiques élargies, et, d’autre part, de les placer sous l’éclairage de disciplines connexes (sociologie, urbanisme, géographie, management etc.).


Vu le grand nombre de sujets couverts, il serait difficile d’adéquatement résumer chacune des contributions. J’en donnerai plutôt ici un (très) bref aperçu. Benoît Grenier et Michel Morissette ouvrent la première partie, portant sur la « spatialisation du territoire » à la fin du régime seigneurial à Anticosti et Rivière-du-Loup. Leur analyse révèle la persistance de dynamiques de pouvoir entre seigneurs et « censitaires », même dans le contexte de la conversion de la société à l’économie de marché et au libéralisme politique.



« ... entre en scène le Parisien Henri Menier, qui achète Anticosti, en 1895, pour la modique somme de 6000$, sans jamais y avoir mis les pieds. Menier, riche homme d'affaires français ayant fait fortune dans l'industrie du chocolat, voulait faire d'Anticosti un grand domaine de chasse et de pêche. C'est dans cette perspective qu'il va introduire quelque 250 cerfs de Virginie dans l'île. [...] Menier établit en Amérique, entre 1895 et 1913, un mode de développement digne d'une seigneurerie médiévale. Une de ses premières actions fut d'ailleurs de chasser tous les propriétaires de l'île afin de s'assurer un contrôle total des lieux. En effet, le chocolatier refuse de vendre des terres, il préfère concéder des baux à rentes afin de conserver sur le territoire d’Anticosti une propriété « absolue ». Les locataires qui restent doivent donc payer une rente annuelle en échange de leur droit de résidence. Menier et Martin-Zédé imposent également 28 règlements devant régir la vie des habitants de l'île. Parmi ces règlements figurent des dispositions rappelant étrangement la seigneurie féodale : interdiction de pratiquer la chasse ou la pêche dans les rivières ou les lacs de l'île, obligation de rapporter à l'administration la découverte de mines ou de métaux précieux, obligation de signaler les naissances, mariages et décès, etc. Mais, surtout, toute infraction à l’une des 28 règles est passible d’expulsion de l’île. » (Grenier, Benoit, et Michel Morissette, « Propriétés et propriétaires seigneuriaux dans l’est du Québec entre 1854 et le milieu du XXe siècle: le cheminement comparé de l’île d’Anticosti et de Rivière-du-Loup », dans Pouvoir et territoire au Québec depuis 1850, Québec, Septentrion, 2017, p. 45-46)



Michèle Dagenais discute ensuite des enjeux techniques et politiques du système de taxation de l’eau courante au tournant du 20e siècle à Montréal, sous l’angle de la « gouvernementalité » de Michel Foucault. Selon elle, la taxation de l’eau change durablement les rapports des citoyens au politique, notamment quant à la structure et aux processus de pouvoir, mais aussi quant à la participation démocratique. Harold Bérubé poursuit avec les mutations de dynamiques locales de pouvoir qui s’opèrent à échelle municipale depuis 1855, analysées sous l’angle de développements technologiques « banals » (comme les règlements sur le stationnement !), mais dont l’apparition transforme profondément l’exercice du pouvoir. Jean-Philippe Bernard, pour sa part, dans un chapitre sur la colonisation de l’Abitibi entre 1923 et 1939, contredit l’idée reçue et folklorique d’une colonisation religieuse, mais dépeint plutôt cette colonisation comme le lieu d’une prise en charge étatique, inscrite dans les principes de la modernité et de la rationalité scientifique. Frédéric Mercure-Jolette situe quant à lui les enjeux politiques de l’aménagement de la périphérie du Montréal des années 1960. Des plans d’aménagement et l’instauration de nouvelles instances politiques sont alors proposés afin d’en assurer une meilleure cohésion dans un contexte d’expansion économique et démographique sans précédents.


Dans la seconde partie, portant sur « l’instrumentalisation du territoire », Pierre Lanthier examine « quelques hypothèses » portant sur le développement des villes moyennes, et touchant aux cultures locales, à l’activité économique et aux interrelations avec les localités avoisinantes. Maude Flamand-Hubert et Nathalie Lewis, dans leur chapitre sur la « réappropriation symbolique du territoire comme nouvelle forme de pouvoir » analysent ensuite la portée socio-politique de la littérature sur la forêt au tournant du 20e siècle. À la fois contemplative et engagée, celle-ci s’inscrit en marge des normes sociales et contredit un discours économique dominant qui la réduit bien souvent au statut de simple ressource à exploiter. Dominique Morin, de son côté, retrace l’évolution des discours portant sur l’échec du Bureau d’aménagement de l’est du Québec (BAEQ; 1964-1966). La polémique entourant cet ambitieux plan de développement régional aurait contribué, souligne-t-il, à la « légende » qui en subsiste désormais.



« Portée et discutée par des sociologues, la notion de développement [...] avait aussi été l'objet de débats conflictuels au BAEQ, l'opposant à l'idée d'un aménagement limité ou subordonné aux buts de la croissance et de l'expansion économiques. [...] Gérald Fortin [sociologue au BAEQ] résumait ainsi les divergences de valeurs entre les représentants de disciplines concernées par le projet : alors que les sciences de la nature et l'économique valorisaient l'efficacité, la rentabilité et la rationalité, la sociologie valorisait l'équilibre dans l'évolution et la cohérence entre divers facteurs de l'activité humaine [...]. Jean-Marc Piotte, sociologue qui avait été animateur social congédié par le BAEQ en 1964 pour incitation à une révolution, distinguait quant à lui, dans la revue Parti Pris en 1966, trois grandes lignes politiques opposées au sein du Bureau : celle du gouvernement, celle des technocrates et celle des socialistes regroupant quelques chercheurs et animateurs politisés ». (Morin, Dominique, « La BAEQ, la légende et l’esprit du développement régional québécois », dans Pouvoir et territoire au Québec depuis 1850, Québec, Septentrion, 2017, p. 281-281)



Stéphane Savard retrace pour sa part quelques facteurs d’émergence d’une « conscience environnementale », et son impact croissant entre 1970 et 1980 chez Hydro-Québec. La société d’État, devant les multiples oppositions qu’ils suscitent, ne peut plus imposer comme avant ses projets, mais doit justifier leur bien-fondé auprès de nouvelles instances régulatrices. Marie-Josée Fortin, enfin, se penche sur « le cas de l’énergie éolienne dans l’est du Québec », entre 2005 et 2015. La « perspective territoriale » qu’adopte l’auteur donne à voir de « nouveaux espaces de compromis », chez des acteurs locaux qui négocient leurs « partenariats » en vertu de principes « englobants » et d’un principe de « solidarité régionale ». Voilà pour la première question.



Question 2 : est-ce un bon livre?


Tout d’abord, cette seconde question mérite une reformulation. Disons donc plutôt : est-ce que c’est un livre à recommander aux amateurs d’histoire du Québec qui sont, justement, des amateurs ? En un mot ça dépend. Certes, Pouvoir et territoire recèle de contenus historiques, méconnus, et bien souvent inédits, sur l’histoire québécoise. De ce point de vue, il ne manque pas d’intérêt. De plus, l’érudition et la rigueur démontrées par l’ensemble des collaborateurs offrent un panorama très solide des dernières découvertes dans leurs domaines respectifs. La perspective globale, de même que les multiples renvois aux autres contributeurs confèrent en outre à l’ensemble une unité de propos et une continuité dans les sujets abordés qui rendrait la lecture de ce livre plutôt attrayante.


Cela dit, il se trouve aussi dans l’ouvrage un défaut, je dirais même un vice de conception, qui mine considérablement cet agrément de lecture. Celui-ci découle du choix éditorial consistant à rassembler en un ouvrage général des contributions rédigées d’abord en tant qu’articles scientifiques. De manière générale, la rédaction scientifique ne se soucie en effet pas du tout de ce qui est beau, attrayant ou agréable à lire, mais se concentre sur ce qui est juste - le plus souvent, dans un esprit de précision conceptuelle lié à la nécessité de reproduire les études en question. Il existe de rares écrits scientifiques qui brillent par leur qualité littéraire. Mais ce n’est pas vraiment le ce cas-ci. Dans son ensemble, le style scientifique brime ici l’agrément de lecture, du fait de son opacité; il rappelle aux non-initiés qu’ils assistent bel et bien à un colloque fermé. Plusieurs concepts fondamentaux ne sont ainsi que trop sommairement présentés, comme si les auteurs tenaient pour acquis que tous les lecteurs sont familiers avec des concepts tels que la « gouvernementalité » selon Michel Foucault, la « sociologie compréhensive » de Weber ou l’approche historiographique basée sur la « spatialisation du territoire ». Inversement, on trouve une surabondance de précisions théoriques ou méthodologiques destinées aux seuls spécialistes. Cela nuit à la clarté et à l’unité des chapitres, pris individuellement; la profusion de détails faisant écran aux grandes idées d’ensemble.


Autre limite, l’ouvrage se caractérise par des grandes « absences » qui en réduisent la portée. La première est le manque de place accordée aux Premières Nations, un fait que reconnaissent les co-directeurs de l’ouvrage dans leur introduction (j’aurais apprécié, par exemple, en savoir davantage sur leurs revendications et oppositions aux projets hydroélectriques sur leurs territoires). Autre grand absent : le Labrador. Il est curieux qu’on n’ait pas consacré de chapitre à la perte par le Québec de cet immense territoire du Québec (de 1850 à 1949) et aux enjeux de pouvoir qui y sont liés. Enfin, on peut regretter le manque de prises de position, d’hypothèses plus audacieuses; le chapitre de livre accorde une liberté de ton et de propos que ne permet généralement la forme de l’article scientifique. En d’autres mots, j’aurais souhaité avoir accès à un peu de ce que discutent les historiens professionnels autour de la machine à café, ou lors du brunch de fermeture du colloque, mais qu’ils laissent hors de leurs écrits pour ne pas trop laisser transparaître leurs opinions. Or, je suis certain qu’ils en auraient beaucoup plus long à dire sur les sujets abordés dans ce livre[1].



Réflexion tangentielle : la prose universitaire


Le chercheur Steven Pinker, dans un article éponyme s’est déjà demandé : « pourquoi les universitaires écrivent-t-ils comme des nuls ? ». Il avance à cette fin une explication intéressante, fondée sur les comportements des chercheurs en tant que membres d’un groupe social institué en vertu de règles tacites d’appartenance. En sus de communiquer des informations sur les phénomènes naturels, la rédaction scientifique, estime-t-il, est un moyen de se présenter sous un jour favorable. Pour les moins optimistes, il s’agit d’éviter de passer pour un incompétent. L’auteur scientifique, par sa prose, se défend contre « toute impression suggérant qu’il négligerait de se conformer aux normes de sa caste professionnelle[2] ».


J’ai beaucoup repensé à l’article du professeur Pinker en parcourant Pouvoir et territoire. La critique qu’il formule en termes généraux s’applique hélas à l’ouvrage recensé ici. L’acte d’écrire, rappelle-t-il, est régi par des codes semblables à ceux d’une conversation avec un interlocuteur potentiel. Il est certes absent, cet interlocuteur, mais il existe. D’où l’importance d’en tenir compte, de faire preuve d’une sorte de courtoisie à son égard, par notre manière d’écrire, de lui signifier qu’on reconnaît sa présence. Il convient, autrement dit, de s’adresser à lui, de l’introduire dans le groupe, de lui expliquer le contexte dans lequel s’inscrivent nos propos, afin qu’il en apprécie la teneur. Cela est loin d’être le cas avec Pouvoir et territoire. En tant que lecteur, on semble plutôt y assister, impuissant, à des discussions qui ne semblent pas nous concerner. Trop souvent, leurs auteurs paraissent davantage soucieux de répondre ou de parer à des critiques de leurs collègues, que de présenter dans un langage clair et accessible un compte-rendu de leurs découvertes. L’emploi systématique d’une prose aussi hermétique érige alors un obstacle entre leurs savoirs et les lecteurs qu’ils souhaitent toucher.



« Cependant, l’intensification des activités d’exploitation n’est pas la seule voie qui permet de repousser les frontières de l’oekoumène. Pendant que le programme de colonisation poursuit son expansion, la villégiature et le tourisme en forêt connaissent aussi un essor considérable. Ensemble, ces phénomènes entraînent une diversification des expériences vécues. Toutes ces transformations invitent à examiner l’affirmation de nouveaux rapports sociaux aux espaces forestiers, qui semblent se situer en marge du processus de production d’une territorialité fondée sur la programmation technoscientifique de gestion des ressources dans laquelle est activement engagé l’État québécois. » (Flamand-Hubert, Maude, et Nathalie Lewis, « Quand la connaissance détruit l’illusion : la réappropriation symbolique du territoire comme nouvelle forme de pouvoir, 1920-1930 », dans Pouvoir et territoire au Québec depuis 1850, Québec, Septentrion, 2017, p. 225-226).



Pour revenir, en terminant sur cette seconde question, je trouve cependant que ce livre mérite qu’on le lise. Malgré ces importantes lacunes stylistiques, Pouvoir et territoire tient en effet sa promesse. La principale raison pour laquelle on devrait le lire étant que cet effort de compréhension qu’il exige du lecteur, important, parfois même pénible, est finalement récompensé par une connaissance approfondie et inédite de l’histoire du Québec, et ce en plus de favoriser les conversations civiques dans tous les lieux où on le lira.


[1] Il est intéressant, par exemple, de noter la différence de ton entre la contribution de Frédéric Mercure-Jolette, portant sur le développement de l’urbanisation du Grand Montréal et la manière dont il aborde le même sujet au sein du collectif qui a dernièrement lancé Montréal, ville dépressionniste (Moult, 2018), où il s’oppose, dans un style pamphlétaire, à la mainmise de l’establishment politique et économique sur le devenir de la métropole.

[2] Pinker, Steven « Why academics stink at writing ». The Chronicle of Higher Education (2014) En ligne. (Je traduis)⁠

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