Lecture de : Rémi Guertin, Facebook, la liste et moi, Montréal, Liber, 2018
Les essais qui s’avèrent les plus intéressants, et aussi les plus lucides par rapport au présent, sont souvent ceux qui partent, plutôt que d’une approche théorique réfléchie et élaborée, d’un fait en apparence anodin, dont ils dévoilent peu à peu le caractère central et révélateur pour comprendre notre temps ; de la même façon qu’en voulant tirer un malheureux fil qui dépasse on défait parfois toute une couture. Une folle solitude, l’excellent essai d’Olivier Rey paru aux Éditions du Seuil en 2006, s’ouvrait ainsi sur l’observation que les poussettes pour enfants avaient majoritairement changé d’orientation à partir des années 1980. Disposées, dans un premier temps, de telle façon que le bébé ou le bambin fasse face à la personne qui le poussait, ces poussettes avaient depuis cette décennie été conçues pour qu’il lui tourne désormais le dos et découvre le monde pour ainsi dire par lui-même. Il faisait de cette transformation de la conception industrielle des poussettes le symbole du phénomène moderne qu’il entendait décrire dans cet essai et qu’il définissait dans le sous-titre de celui-ci : Le fantasme de l’homme auto-construit.
Moins ambitieux dans son propos qu’Une folle solitude, le petit essai de Rémi Guertin, paru cet automne chez Liber, Facebook, la liste et moi, part lui aussi d’une observation relativement anodine : «Facebook, finalement, n’est qu’une liste !» (p. 12) ; mais, en s’interrogeant sur ce caractère de simple liste du réseau social le plus populaire de la planète, l’auteur en vient à démonter avec précision le mécanisme de manipulation conçu par Mark Zuckerberg et ses acolytes et même à dessiner les contours d’un nouveau monde paradoxal où l’individualisme exacerbé qui motive les utilisateurs de Facebook débouche en réalité sur une désindividualisation de leurs interventions et sur un conformisme de plus en plus omniprésent.
Tout d’abord, estime-t-il, Facebook manipulerait «l’expectative de trouver quelque chose» de nouveau à nous mettre sous la dent à chaque fois que nous consultons le réseau social. En effet, cette expectative ne serait plus comme auparavant «fondée sur des probabilités», mais dorénavant – «dopée» qu’elle est par «l’infini de la liste» – sur une «certitude» (p. 41). Ainsi, elle se verrait en grande partie privée de son caractère humain, puisque la liste viderait de son sens un désir, sans cesse renouvelé, une attente, réduite à rien, et enfin un objet de cette attente, qui sombrerait dans l’insignifiance en étant incessamment remplacé par d’autres.
Guertin ne va pas jusque-là, mais on peut évidemment voir dans cette manipulation et réorientation de l’expectative une extension du domaine de la consommation (pour paraphraser le titre d’un célèbre roman de Houellebecq), celle-ci étendant désormais ses tentacules jusqu’à étreindre le champ des relations humaines ainsi que, plus subtilement, ces ressorts de l’existence que sont l’attente comme l’espoir qui l’orientent vers un but.
La liste déroulante nous maintiendrait dans une sorte de tension permanente, mais une tension sans objet puisque notre expectative se trouverait relancée dans un nouveau cycle avant de pouvoir se conclure dans une quelconque finalité. Au lieu de vivre toutes les étapes de l’expectative, qui impliquent un début (désir), une attente et une fin (plaisir / déplaisir), nous serions emportés par un mouvement circulaire, par une mise en boucle, qui nous ramène déjà sans cesse dans le haut de la liste, là où arrivent les nouveaux partages (l’espérance non désirée de quelque chose de nouveau). Avant même d’avoir le temps d’apprécier un contenu, avant même d’avoir le temps de désirer quelque chose, notre attention serait déjà sollicitée par une nouvelle publication ; l’effet de la drogue ne serait pas terminé que nous recevons déjà une nouvelle dose, sans même en demander une. La mécanique de la liste viendrait ainsi rompre le procès naturel de l’expectative. Facebook, la liste et moi, Montréal, Liber, 2018, p. 49-50
Outre cette manipulation de l’expectative, Facebook nourrit également, juge Guertin, une illusion communautaire en donnant à ses utilisateurs « une impression de proximité, de familiarité » qui les « encouragerait à contribuer toujours plus à la liste » (p. 65-66). Le like, notamment, que reçoivent certaines publications des utilisateurs du réseau social leur signifie avant tout que « la communauté [les] accepte » (p. 67) et leur donne donc le sentiment d’entretenir avec d’autres de véritables relations humaines, alors même, comme Guertin le fait remarquer très justement, que les vertiges de la liste tendraient plutôt à les « garder seuls » devant leur écran (p. 68).
Ainsi, Facebook concourt à aliéner un individu contemporain qui, pour être de plus en plus désaffilié de ses milieux sociaux de proximité (famille, collègues de travail, voisins, amis en chair et en os, etc.), y gagne moins en liberté qu’en insécurité. Et celle-ci, à son tour, le rend certainement plus susceptible de céder à des liens sociaux de substitution (la bande, la secte, etc.) dont il éprouve malgré tout le besoin et qui, bien souvent, s’avèreront bien plus oppressants que ceux avec lesquels il a antérieurement rompu. Avec cette « impression de proximité » qu’ils fournissent, Facebook et les autres réseaux similaires n’offrent-ils pas eux aussi une telle pseudo-sociabilité de rechange tout en coupant leurs utilisateurs de leurs véritables milieux sociaux et en contribuant de ce fait à les maintenir dans une solitude propice ensuite à cette sociabilité factice des réseaux informatiques qui nourrit ainsi un terrible cercle vicieux ? Il suffit de voir, dans n’importe quel endroit public, ces gens placés côte à côte et tous en état d’hypnose, les yeux rivés à l’écran de trois pouces de leur téléphone pour saisir l’ironie qu’il y a en effet à qualifier ces réseaux en question de « sociaux ». Paradoxalement, ne seraient-ils pas plutôt, à la fois, le résultat et le moteur d’une asociabilité de plus en plus généralisée et que favorise une société moderne constituée en « foule solitaire » (pour reprendre l’expression de Riesman) et dont le web est finalement l’expression la plus achevée ?
Dans le cas de Facebook, nous avons entrevu que nous sommes plutôt en interaction avec une interface, étant seuls avec notre téléphone. Nous sommes séparés des autres par une « prothèse » : la machine nous garde à distance du monde et des autres même s’ils habitent la maison d’en face ou qu’ils sont assis à la même table que nous. De même, il semble plus facile de pitonner quelque chose sur Facebook que de téléphoner à un ami. Il serait donc difficile d’affirmer que les utilisateurs de Facebook « vivent ensemble ». Facebook, la liste et moi, Montréal, Liber, 2018, p. 64
Ce like lui-même ne peut d’ailleurs fournir qu’une « impression de communauté » largement illusoire. Tout d’abord, parce qu’il favorise « la fabrication de points communs qui, à bien des égards, n’en sont pas vraiment en raison de la quantité de contenus disparates que nous pouvons consulter et ‘‘liker’’ à la minute ». Ensuite, parce que ce like est en réalité bien « trop facile d’utilisation pour avoir une quelconque valeur. » (p. 66)
Cette trop grande facilité du like a alors, tout comme l’ « uniformisation graphique des contenus partagés » (p. 74), pour principale conséquence de niveler tous ces partages que la liste fait défiler sous nos yeux : l’annonce du décès d’un lointain parent étant ainsi mise en parallèle avec une vidéo de petits chats ; une protestation contre le tourisme sexuel en Thaïlande succédant à une plaisanterie ou aux dernières photos de vacances d’un « ami », etc. À travers cette banalisation des contenus, on peut également se demander si Facebook ne contribue pas ainsi à mettre le monde à plat, à faire en sorte que nulle chose n’ait a priori plus de valeur qu’une autre, ce bel égalitarisme apparent renvoyant là encore à l’équivalence de principe qui règne entre tous les produits lancés sur un « marché » dont le seul critère légitime de hiérarchisation est le succès plus ou moins grand qu’ils remportent auprès d’usagers-consommateurs.
Ce succès des publications, qui se calcule en nombre de like, Guertin lance quant à lui l’hypothèse qu’il finit par orienter et uniformiser les contenus publiés sur le réseau social. Indirectement, chacun est en effet incité à multiplier les partages les plus susceptibles de plaire aux autres membres de la communauté à laquelle il a l’impression d’appartenir. Ainsi, Facebook, qui est né de l’hyper-individualisme contemporain, de ce besoin de se singulariser, de se montrer, de s’exprimer et de se valoriser qui étreint aujourd’hui un individu sans doute fragilisé intérieurement par l’absence de liens sociaux authentiques et puissants, aboutit en bout de ligne à une mise au pas de ces personnes, toutes originales, et, sous les dehors de différences superficielles, à une uniformisation de plus en plus poussée des discours et des idées, comme des comportements.
Le « like », comme expression possible d’une forme de contrôle social, couplé à un désir d’approbation par la communauté, pourrait donc avoir un impact qualitatif sur le contenu de la liste. À la longue, et en dépit des apparences, nos partages pourraient avoir tendance à répondre aux normes sociales ayant émergé au sein de cette communauté, au fil du temps, à coups de « likes », contribuant à l’uniformisation relative de la liste. Facebook, la liste et moi, Montréal, Liber, p. 81-82
En conclusion, on peut dire que ce petit livre fait réfléchir. Précisons qu’il ne vise pas à encourager ses lecteurs, parmi lesquels on comptera sans doute bon nombre d’utilisateurs de Facebook, à quitter un réseau social dont Rémi Guertin reconnaît lui-même la grande utilité. Mais on peut toutefois espérer qu’après cette lecture, ceux-ci en feront néanmoins un usage moins compulsif et plus raisonné.