Lecture de : La vie au long cours. Essais sur le temps du roman d’Isabelle Daunais, coll. Papiers collés, Boréal, 2021
Les grands essais consacrés au genre romanesque sont aussi – et peut-être surtout – de grands livres sur l’homme. Que l’on pense à La Théorie du roman de Georg Lukacs, à L’art du roman de Milan Kundera, ou encore à La pensée du roman de Thomas Pavel – pour m’en tenir à des ouvrages qui m’ont personnellement marqué –, l’on en retient moins une théorisation littéraire que le sentiment de mieux comprendre la vie, la culture, notre inscription commune dans l’histoire, l’être humain comme hommes de paroles et comme inventeur de fables ; bref, tout ce qui tisse notre humanité.
La vie au long cours s’inscrit dans cette lignée d’essais sur le roman qui n’abordent pas leur objet à partir d’une analyse théorique, mais y puise matière à des réflexions sur la condition humaine, notre rapport au temps (comme l’indique le sous-titre du livre), la période moderne qui correspond à l’épanouissement du genre romanesque, etc. Cette approche rompt avec le structuralisme qui a longtemps dominé les études littéraires avec son cortège de concepts (schéma actantiel, focalisations, analepse, prolepse, etc.) qui a certes eu son utilité en contribuant à clarifier et rationaliser les études du texte, mais auquel on peut reprocher également (même un de ses tenants, Tzvetan Todorov ne s’en prive pas[1]) d’avoir eu un effet desséchant, surtout à partir du moment où une version édulcorée de ce structuralisme est devenue vulgate dans l’enseignement, au point de constituer un prêt-à-porter intellectuel auréolé d’une pseudo-scientificité derrière lequel tendaient à s’effacer l’œuvre, sa signification et ses beautés.
Isabelle Daunais renoue ainsi avec une lecture humaniste des œuvres littéraires. Elle n’hésite d’ailleurs pas à faire appel à des critiques du début du XXe siècle – et aujourd’hui quelque peu oubliés –, tels Albert Thibaudet, ou encore Jacques Rivière, en même temps qu’elle s’inscrit dans les sillages d’un Milan Kundera ou d’un Pierre Vadeboncoeur (qu’elle cite à quelques reprises), écrivains et penseurs dont elle partage autant le talent que la hauteur de vue. Surtout, elle se met à l’écoute des romans eux-mêmes, alternant quelques analyses de détails, à propos de telle scène, de tel personnage, et des remarques beaucoup plus synthétiques portant sur un trait générique, ou l’histoire du genre. Incidemment, à travers cette série d’articles écrits dans une langue élégante et limpide, elle montre aussi à quel point le jargon, tout comme un appareil conceptuel constitué des plus audacieux néologismes n’est pas le moins du monde garant de profondeur, encore moins de subtilité, deux qualités dont ces essais « sur le temps du roman » ne manquent pas.
En fait, si nous reconnaissons une forme que nous appelons romanesque, c’est en tant que celle-ci dépasse les questions de structure et de composition. Il est difficile de la définir avec précision, mais tout lecteur de romans en distingue, consciemment ou non, les éléments : un regard oblique posé sur le monde, une manière de se détacher de celui-ci tout en l’accueillant, l’impossibilité de trancher entre telle ou telle interprétation comme celle d’y prévoir quoi que ce soit ; en un mot, une forme de pensée ou de réflexion. (La vie au long cours, p. 18)
Il se dégage ainsi de ces études une sagesse du roman, ou bien une « sagesse romancière », ainsi que l’écrit Isabelle Daunais (p. 82), formule inusitée, mais qui indique bien que cette sagesse est consubstantielle au genre romanesque. Les leçons que l’on peut tirer de la lecture de romans ne proviennent pas en effet de leurs propos, d’une morale qu’ils nous enseigneraient de façon explicite, à la manière d’un petit catéchisme, ou encore de leurs personnages qui apparaîtraient aux yeux des lecteurs comme des modèles à suivre. Bien au contraire. Il n’existe personne, dans un roman, « pour nous dire ce qui doit être pensé » (p. 138). Le roman ne nous enseigne pas non plus comment vivre, et moins encore comment vivre bien. Et loin d’être des modèles, ses personnages vivent dans cette « vaste zone où aucun bien ni aucun mal ne se dessine clairement » (p. 134). La seule sagesse qu’enseigne les oeuvres romanesques, c’est donc qu’il n’existe « pour vivre » aucun « mode d’emploi » (p. 87).
Morale décevante à bien des égards, et d’ailleurs « un grand nombre de lecteurs » préfèrent « un bien certain », « le récit d’une vie exemplaire, imitable » et « un grand nombre de romans les leur offrent » (p. 140). Mais morale tout de même, qui se retrouve dans les plus grandes œuvres, et qui a pour elle de s’accorder lucidement avec les données de l’existence et de la condition humaines.
Pour autant, le bien incertain, le bien seulement possible n’est pas un bien négligeable. Ce n’est pas uniquement qu’il est plus proche de ce que chacun est appelé à connaître dans le cours de son existence, et même plus proche de l’existence en soi, qui par définition est contingente et dépourvue de conclusion. (La vie au long cours, p. 140)
La force du roman, ce qui fait aussi un succès du genre qui ne se dément pas depuis près de quatre siècles, c’est justement cette proximité avec « l’existence en soi », en même temps que cette « immense liberté », sur le plan formel, qui lui permet de « s’adapter à un présent toujours mobile » (p. 14). Dans ces essais, Isabelle Daunais s’intéresse notamment à la dimension temporelle de cette existence et de ce genre qui en rend compte. « Le temps long du roman, écrit-elle, est celui-là même que nous habitons » (p. 10). Tout comme elle estime que l’œuvre romanesque mime, à travers la lecture et ce qu’il en reste une fois refermée la dernière page du livre, le travail de la mémoire confrontée à cette « immensité du temps gouverné par l’oubli » (p. 74) ou qu’elle nous rappelle que « le monde dépasse le présent » (p. 172) et, en mettant en scène ce « monde élargi », nous offre « l’un des rares théâtre où peuvent se rencontrer les vivants et les morts » (p. 166).
À la lecture de ces dernières citations, on discerne dans ces essais une critique discrète qui vise le temps présent, ou du moins certains de ses aspects. Ce « temps élargi », par exemple, on constate qu’il est aujourd’hui mis à mal, le passé se voyant exclu de nos horizons au profit du seul présent et de ce culte de l’urgence qui caractérise notre époque. Quant à cette « sagesse romancière », qui se montre à la fois ironique, sceptique et prudente, il n’est guère besoin d’être grand clerc pour observer à quel point elle ne s’accorde pas avec les mœurs contemporaines qui trop souvent ne voient dans le réel qu’une gigantomachie où s’affrontent un Bien et un Mal absolutisés. Nous avons également perdu, constate l’essayiste, le « sens du tragique » et traitons « les drames qui surviennent comme des défaillances ou des dysfonctionnements qu’il nous suffit, en y mettant la volonté et l’organisation nécessaires, pour que les problèmes et les maux qui en découlent trouvent leur ‘‘solution’’ » (p. 94).
À rebours de ces illusions à la fois narcissiques et technocratiques, ce qui nourrit les réflexions qu’Isabelle Daunais poursuit d’essai en essai, c’est ce qu’on pourrait appeler un humanisme exigeant, fait de lucidité critique mais aussi de compréhension et de bienveillance à l’égard des romanciers, des romans et de leurs personnages sur lesquels elle se penche. Il en ressort une grande humanité.
[1] La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007.
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